Des souvenirs, un vécu différent | Laura Spellman

L'après-midi venait de débuter. Si la neige n'avait pas pointé le bout de son nez, les températures étaient belles et bien celles attendues en hiver. Ce qui donnait un aspect presque lugubre à Spirit River et incitait encore moins les jeunes à se balader en ville. En fonction des secteurs, on pouvait vraiment avoir l'impression d'être dans une ville fantôme. Aucune âme humaine à l'horizon, même les chats se faisaient rares. Au milieu de ce désert urbain, un habitant tout de même qui remontait les allées et traversait la route sans même se soucier qu'une voiture puisse débarquer. Jérémiah.

Emmitouflé dans une veste chaude, il avançait d'un pas pressé. Il s'était décidé à se rendre au complexe sportif pour se changer les idées. Ou plutôt, il s'y forçait. Depuis sa balade dans le South Spirit, il s'était rendu compte qu'il se laissait un peu aller, ce qui était étonnant de sa part. Il avait alors décidé de reprendre les choses en main en retrouvant de temps à autre un semblant de vie normale. À vrai dire, ce n'était qu'apparence. Il ne s'était rendu à la salle de sport qu'une ou deux fois depuis la disparition des habitants et à chaque fois, l'envie n'était pas au rendez-vous. Mais il savait que ce n'était pas en restant à rien faire que l'envie et la motivation referaient surface. Et il ne pouvait rester éternellement dans son coin. Enfin si, mais il ne pouvait rester éternellement à ruminer dans son coin. Ce n'était pas son genre et cela devait cesser.

Lorsqu'il arriva aux abords de l'école secondaire, il s'arrêta un instant. Son regard se balada sur les différents bâtiments qui composaient à la fois l'école et le complexe sportif. D'habitude, il n'y prêtait jamais attention. Avec les événements, c'est comme s'il redécouvrait sa ville. Probablement que ce sentiment était partagé par bien d'autres jeunes.

Poussé par un sentiment de nostalgie, il marcha en direction des portes de l'établissement scolaire, oubliant ce pourquoi il était venu. Il avait fini sa scolarité depuis deux ans à présent et le lycée ne lui rappelait pas que de bons souvenirs. Pourtant, ce fut comme si une force mystérieuse l'incitait à pénétrer dans le bâtiment, démontrant ainsi l'importance du vécu présent dans la façon dont on vit les choses. Il tenta d'ouvrir les portes, mais celles-ci étaient closes. Normal, après tout. Lorsque les habitants de plus de 25 ans avaient disparu, c'était les vacances. Personne n'était censé travailler, même si connaissant l'engouement de certains professeurs pour leur travail, cela n'aurait pas été étonnant que quelques-uns décident de s'y rendre à la veille de Noël. Dans cette hypothèse, Jérémiah tenta tout de même sa chance avec une autre entrée, réservée au personnel. Bingo ! Celle-ci n'était pas fermée à clé.

Il entra doucement dans le bâtiment, non pas par crainte de faire une mauvaise rencontre, mais comme si chacun de ses pas allait menacer la structure qui lui rappelait tant de souvenirs. Comme si celle-ci était trop précieuse pour qu'on vienne l'abîmer de sa présence.
Aujourd'hui, même si les événements étaient récents, il ne restait plus que ce genre de lieux pour rappeler que Spirit River était encore une ville vivante il y a un mois de cela. Que de nombreux individus fréquentaient encore ces murs, dans l'attente impatiente des vacances de Noël. Il ferma les yeux comme pour se rappeler des bruits et discussions qui hantaient ces couloirs, jadis. Les rires, les blagues, la drague, les pleurs aussi parfois, les engueulades de professeurs, les bousculades. C'est exactement ce qu'il y aurait eu à cette heure si rien ne s'était passé. Mais lorsqu'il rouvrit les yeux, la réalité revint à lui. Frappante. Effrayante. Le silence. L'absence. D'un lycée, il ne restait plus que les classes et le matériel pédagogique. Aucun élève, aucun professeur. Le plus important, finalement. On pouvait enseigner n'importe où et avec du matériel précaire. Mais on ne pouvait pas enseigner s'il n'y avait plus d'élèves à qui apprendre. Oh, bien sûr, il y avait encore tous les jeunes. Mais les préoccupations étaient à autre chose. Les professeurs ou les personnes suffisamment qualifiées et pédagogues pour enseigner étaient en nombre bien limité. L'heure était à la survie. Non aux apprentissages scolaires.

Le jeune homme arpenta les couloirs vides. L'ambiance en était presque inquiétante. Il passa devant la salle dans laquelle il avait des cours de sciences et s'y arrêta quelques secondes. Il se remémora un cours durant lequel leur expérience avait foiré, avec l'un de ses meilleurs amis. Que de fous rires ce jour-là, malgré l'agacement certain de leur professeur. Ce souvenir parvint à arracher un fin sourire à Jérémiah. Un sourire nostalgique. Un sourire triste. Des regrets.
Puis ce fut au tour de la salle de langue, celle d'histoire et de géographie ou encore celle de la philosophie, matière la plus barbante à ses yeux.

Si le lycée avait très souvent été synonyme de colère et d'amertume pour lui, il le voyait tout autrement aujourd'hui. Il se souvint des fois où il partait de chez lui et qu'en revenant, il retrouvait sa mère complètement saoule sur le canapé, des bouteilles posées sur la table ou tombées au sol. Ou des fois où sur le chemin du lycée, des habitants de son quartier l'avertissaient que sa mère divaguait dans la rue, ne trouvant plus son appartement et l'obligeant à rebrousser chemin et à arriver en retard en cours, voire à ne pas s'y rendre du tout. Quelle honte ressentait-il à ce moment-là. Lui qui n'aimait pas être au devant de la scène, voir tous ces regards posés sur sa mère et lui le mettait vraiment mal à l'aise et accentuait cette colère qu'il enfermait au plus profond de lui, comme une bombe à retardement. Mais ce qui lui faisait le plus mal, c'était encore lorsqu'elle lui balançait, sans méchanceté aucune mais avec la plus grande des sincérités « excuses moi de ne pas t'avoir désiré, excuses moi de n'avoir rien fait pour que tu n'aies jamais à vivre ça », sous-entendu « excuses moi de ne pas avoir abrégé ta vie ». Elle le lui avait d'ailleurs sorti sous ces termes à quelques occasions. Si elle était toujours fortement alcoolisée dans ces moments, nul doute que ses pensées étaient réelles. Noyé entre la peine, le chagrin, la colère, et une forme de haine, son adolescence avait été chaotique.

Il ne voulait plus vivre pareille situation aujourd'hui, c'était certain, mais au moins, lorsque cela s'était produit, sa mère était là. Aujourd'hui, elle avait disparu. Ces sentiments, mêlés à sa peur constante de devenir l'homme qu'était son père, eux, étaient toujours bien présents et menaçants. Et les rigolades avec sa petite bande de potes au lycée qui lui permettaient temporairement de penser à autre chose, elles, elles étaient mortes également. Les cours barbants aussi. Bref, tout ce qui amenait une forme de normalité à sa vie n'était plus. La normalité avait-elle même encore un sens, aujourd'hui ?
Alors malgré toutes ces périodes difficiles, le lycée lui manquait en cet instant. Tout simplement parce que cette réalité semblait n'avoir jamais existé. Elle n'avait plus lieu d'être aujourd'hui. Ses rares réconforts avaient disparu. À l'inverse de ses angoisses cachées et refoulées. Même le sport semblait insuffisant aujourd'hui. Alors qu'encore un mois auparavant, il n'aurait jamais accepté de remettre les pieds ici et n'aurait jamais songé à ce que cette époque puisse lui procurer un sentiment de nostalgie. Mais ce mois, cette vie, semblaient bien lointains.

C'est fou, comment les événements qui nous arrive peuvent influencer notre façon de voir les choses, d'appréhender le passé. La redécouverte de la ville, sous un regard différent, en est un très bon exemple. Jérémiah en faisait à présent l'expérience.

Perdu dans ses pensées, le regard fixé sur une affiche promouvant le bal de Noël, il ne remarqua même pas que quelqu'un se tenait non loin de lui.

Les yeux rivés sur l'affiche du bal de Noël, Jérémiah ne s'était pas aperçu que quelqu'un l'observait dans l'ombre, avant de s'approcher de lui. Cette personne avait-elle été particulièrement discrète, ou lui particulièrement distrait ? Dans la plupart des cas, la première hypothèse aurait été la bonne, le jeune homme étant particulièrement méfiant et presque toujours sur la défensive, à réagir au moindre bruit telle la proie évoquée précédemment. Aujourd'hui, la deuxième était peut-être plus plausible, balancé à la fois entre des souvenirs tristes et joyeux, la nostalgie et le regret. Cette ambivalence n'était pas facile à gérer.
Ce fut quelques mots qui le sortirent de ses pensées.

« C'est un grand événement, on dirait. »

Jérémiah sursauta et se tourna vivement vers la personne qui les avait prononcés, les poings instinctivement serrés. Il se détendit à peine lorsqu'il découvrit qu'il s'agissait d'une jeune femme qui avait approximativement son âge, arborant des cheveux noirs comme les ténèbres. Elle était très belle, mais ce n'était absolument pas un argument suffisant pour qu'il baisse sa garde. Bien au contraire. Il savait comment les êtres humains pouvaient jouer de leur charme pour manipuler. Il desserra tout de même ses mains, jugeant lui-même sa réaction excessive mais sans pour autant qu'il ait pu la contrôler. C'était tout de même triste en un sens, qu'il réagisse toujours de la sorte à chaque rencontre qu'il pouvait faire, s'il ne connaissait pas la personne. Ou disons jusqu'à qu'il ait pu l'identifier. Il avait toujours été méfiant, mais avant les événements, il ne sursautait pas au moindre bruit. Il ne serrait pas les poings immédiatement, comme si on attentait à sa vie.

Il fixa la jeune femme, s'interrogeant sur les raisons de sa présence ici. Et en la fixant plus longuement, il se demanda également s'il ne l'avait pas déjà croisée. Si c'était le cas, c'était probablement à l'époque du lycée, ce qui pourrait potentiellement expliquer sa présence ici. Était-elle elle aussi prise de souvenirs ? Ou venait-elle dans un but plus néfaste, comme par exemple détruire certaines salles, quelques objets ? Si tel était le cas, Jérémiah ne la laisserait pas faire.

« C'était » lâcha-t-il soudainement, d'un ton un peu froid, complètement dénué d'émotion, le regard à nouveau fixé sur l'affiche.

Ce simple mot prenait tout son sens au vu des événements récents. Oui, c'était une fête passée. Mais avait-il parlé du bal ou de cette vie, de cette réalité dans laquelle il avait eu lieu, et qui n'existait plus aujourd'hui ? À travers ce simple verbe, il rappelait violemment que toutes ces normalités n'appartenaient à présent plus qu'au passé.

À l'époque où il était lui-même élève ici, il y avait participé une année, après que ses amis aient insisté pour qu'il soit présent. Cela ne lui avait pas particulièrement déplu, malgré la présence de personnes qu'il ne pouvait encadrer, mais il n'avait pas adoré non plus. Trop de monde. Trop d'alcool. Mais à nouveau, y repenser à présent l'amenait à considérer les choses différemment.

Il poussa soudainement un soupir de désarroi et détourna ses yeux de l'affiche, comme si les souvenirs qui refaisaient surface étaient trop difficiles à revivre. Il sentit que sa colère intérieure commençait à remonter doucement à la surface. À la réflexion, il aurait peut-être mieux valu qu'il passe au complexe sportif avant de se rendre dans l'enceinte de l'établissement scolaire, il aurait au moins été un peu apaisé, peut-être, même s'il s'était forcé à s'y rendre. Ou bien était-ce inéluctable, dû à tous ces souvenirs propres à ces lieux. Ou alors, était-ce la présence de cette inconnue qui l'importunait alors qu'il souhaitait se retrouver seul un moment, plongé dans son passé ? Il ne l'expliquait pas lui même, et c'est bien ce qui le terrifiait le plus. Dans ces moments-là, il se sentait de plus en plus proche de l'image que son père avait laissé dans son esprit. Celle qui l'avait traumatisé. Celle qu'il ne voulait absolument pas devenir. Il serra les dents et se détourna de l'affiche et par la même occasion, de la demoiselle, le regard rivé au sol.

Braqué sur lui-même, Jérémiah ne prêta pas attention à la réaction de la jeune femme suite à son repli. Il ne fit attention à elle à nouveau que lorsqu'elle toucha son épaule du bout de ses doigts. Un léger frisson le parcourut ; il n'appréciait pas le contact avec les inconnus, il ne l'appréciait que rarement tout court. Une grimace se figea quelques instants sur son visage, tandis que ses muscles se contractèrent. Il dut se retenir pour ne pas se dégager violemment de ce contact pourtant si léger et se voulant rassurant. Les dents serrés, il se tourna vers la demoiselle qui affichait un sourire timide.

« Bonjour, je ne voulais pas te déranger... Je suis désolée je ne devrais pas débarquer comme ça dans une telle situation, mais je ne pensais pas trouver quelqu'un ici. Au fait je m'appelle Laura, et toi ? »

« Si tu sais que tu me déranges, pourquoi fais-tu les présentations » pensa-t-il immédiatement. Mais heureusement, sa mauvaise humeur n'était pas un frein à sa politesse. Après tout, il mettait un point d'honneur à être respectueux des autres le plus possible, du moins envers ceux qui le méritaient selon son point de vue, et elle l'avait salué et s'excusait même de son entrée. Alors malgré ce contact malvenu, il se devait de faire un minimum d'effort.

« Je m'appelle Jérémiah. »

Il faillit simplement répondre « Jérémiah ». Mais bravo ! Il avait fait l'effort de dire un pronom et un verbe en plus. Comme si cela lui avait coûté une certaine énergie, il poussa un nouveau soupir. Il parvint tout de même à se détendre légèrement et à relever les yeux vers la dénommée Laura. Connaitre son identité ne l'aida pas à la replacer dans le contexte de ses années lycée. Il n'était même pas certain de l'avoir déjà croisée, peut-être était-ce un faux souvenir ? Peut-être même que dans quelques mois, ses réels souvenirs s'effaceraient, comme cette vie qu'il avait connue et qui semblait bien lointaine, et qu'il ne resterait plus qu'un mélange entre réalité et fiction, rêves et cauchemars.

Bien qu'il n'était pas loquace du tout, il hésita à lui demander la raison de sa présence ici. Non pas que ça l'intéressait, loin de là, mais il souhaitait s'assurer de ses bonnes intentions. Elle pouvait lui mentir c'est vrai, mais probablement qu'il la surveillerait dans l'ombre dès qu'elle le laisserait s'en aller, ce qu'il espérait voir arriver au plus vite. Il ne prononça cependant pas un mot, estimant qu'elle avait l'air plutôt bavarde contrairement à lui, et qu'elle le dirait probablement d'elle-même. Pire encore, s'il le lui demandait, cela serait peut-être une porte d'entrée pour qu'elle jacasse sur un autre sujet. Oui, il valait mieux qu'il reste silencieux.


HS : Jérémiah le bâtard, le retour

Maintenant que les présentations étaient faites, Jérémiah espérait que cette demoiselle s'en aille pour qu'il retrouve sa tranquillité. Beaucoup d'autres jeunes auraient apprécié cette présence, l'aurait peut-être même trouvée rassurante, mais ce n'était pas le cas de Jérémiah. La vie l'avait forgé de sorte à ce qu'il soit un solitaire n'ayant besoin de personne pour s'en sortir. Cependant, il était bien plus terrifié, au fond de lui, qu'il ne le laissait paraître. Pas forcément du fait de la disparition des adultes, mais des peurs qui l'avaient suivi durant son adolescence, des peurs nées de son passé.

La jeune femme avait clairement remarqué que sa présence en ces lieux l'importunait. Elle l'exprima même.

« Eh bien enchantée Jérémiah. Écoutes, je ne veux pas de problème, je suis juste venue chercher quelque chose dont j’ai vraiment besoin, alors à moins que tu veuilles me tenir compagnie, je vais te laisser tranquille car tu n’as pas l’air de vouloir de compagnie, ce que je comprends. Mais de toute façon je ne compte pas m’éterniser ici, j’ai vu des personnes depuis ma voiture qui n’avaient pas l’air très commodes. »

Il l'écouta d'abord d'une oreille distraite, mais lorsqu'elle évoqua la présence d'individus potentiellement mal intentionnés, il se raidit à nouveau instinctivement. Il ne craignait rien le concernant, mais le voilà qui était partagé dans le genre de dilemme qu'il n'aimait pas. Son envie de solitude était conséquente, aucun doute là-dessus, mais pouvait-il laisser Laura toute seule, sachant qu'elle risquait peut-être quelque chose ? Non, ce n'était pas son genre. Même s'il ne la connaissait pas, il savait pertinemment qu'il n'aurait pas l'esprit tranquille. Que faire du coup ? La suivre dans l'ombre, ou lui signifier clairement son intention d'être à ses côtés pour sa « recherche mystérieuse » ? Il se mit à réfléchir. Quoi qu'il en soit, elle avait eu l'air honnête lorsqu'elle avait évoqué la raison de sa présence ici. Toutefois, ce n'était toujours pas une preuve suffisante pour lui faire confiance.

Laura le salua d'un signe de tête et commença à s'éloigner. Jérémiah avait fait son choix. Il soupira et laissa spontanément sa bouche s'exprimer, toujours sur un ton neutre et dénué d'émotion.

« Je t'accompagne. »

Il jouait au moins la carte de l'honnêteté lui aussi, en ne la surveillant pas de manière cachée. Il n'aurait pas supporté qu'on le fasse pour lui, d'un côté. Il rattrapa la jeune femme jusqu'à se trouver à sa hauteur. S'il n'avait pas envie de parler, il fit tout de même l'effort de poser une question.

« Qu'est-ce que tu cherches, exactement ? »

Pas que ça l'intéressait, mais cela lui donnerait peut-être une indication sur le temps que ça leur prendrait pour trouver ce fameux « trésor » dont elle avait vraiment besoin. Puis s'il savait de quoi il s'agissait, il pourrait l'aider à chercher également, réduisant d'autant plus le temps durant lequel il devait faire garde du corps, même si elle ne lui avait strictement rien demandé.


HS : Pas de souci ! J'espère que ma réponse te convient, sinon n'hésites pas à me le dire !